Parlons d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, ou du moins se souvenir. C’était une époque où Rafael Nadal n’avait pas pris l’habitude de faire mordre la poussière à ses adversaires. Car oui, à Roland-Garros, il y a eu un avant-Nadal. En 2004, c’est un duel 100% argentin, assez déséquilibré sur le papier, qui se présente entre la tête de série n°3 de l’époque et le 44ème joueur mondial. Les observateurs s’attendaient à un match à sens unique. A moins que…
David contre Goliath. Sur la brique pilée de la Porte d’Auteuil, les gladiateurs de la petite balle jaune s’apprêtent à se faire face. D’un côté, Guillermo Coria, quatrième joueur mondial au moment d’aborder le tournoi et demi-finaliste l’an passé. De l’autre, Gaston Gaudio, 25 ans, tout juste dans le Top 50 qui n’a jamais fait mieux qu’un huitième de finale à Paris. Les deux Argentins se retrouvent pour prendre la relève de Guillermo Vilas, seul Argentin à avoir soulevé la Coupe des Mousquetaires, en 1977. Le combat tourne rapidement au pugilat. En une heure et une minute, Gaston Gaudio encaisse une bulle (6-0, 24 minutes) et laisse filer la deuxième manche (6-3, 37 minutes). On se dit alors que la marche est trop haute, que son compatriote est trop fort. Mais contre toute attente, il ne lâche rien. Guillermo Coria, qui disputait jusque-là un match rêvé à seulement 22 ans, va devoir trouver autre chose que ses amorties pour faire plier son aîné.
SUR UNE JAMBE
Le vent tourne, Gaudio s’offre l’appui de la foule grâce à quelques coups bienvenus et une combativité retrouvée. Les premiers signes d’angoisse apparaissent chez son adversaire. Il perd son service et, sur un jeu blanc, le plus mal classé des deux revient (6-4, 53 minutes). Après la perte du troisième set, Guillermo Coria se liquéfie, son jeu s’effrite. Le stress le rattrape et le paralyse. Il fait appel au soigneur pour tenter de se débarrasser de ses crampes, notamment à la jambe gauche.
Sans effet, il n’a d’autre choix que de jouer (si jouer est le bon terme). Sans poussée au service, balançant des coups qu’il espère gagnants dès le retour, Coria tente le tout pour le tout. Goliath, un genou à terre, semble pétrifié. La sanction est sévère, mais logique : 6-1 en 30 minutes sur une nouvelle double faute du benjamin. Désormais, c’est Gaudio qui tient la corde. La dynamique, le physique, et même le public, tout est de son côté. Plus rien ne le sépare du trophée, si ce n’est un Coria sur une jambe, et la fameuse peur de gagner. Dans l’ultime manche, Guillermo Coria se remet à jouer malgré des crampes persistantes, et pour ajouter une touche de dramaturgie dans un match qui n’en manquait pas, le bras de Gaston Gaudio commence à trembler.
Rarement on aura vu pareille tension sur le court Philippe-Chatrier.
L’ÉPREUVE MENTALE
Breaks et débreaks font glisser la rencontre dans un suspense à couper le souffle, à leur couper le souffle surtout. Lorsque Coria prend le service de son compatriote à cinq jeux partout et passe devant au score, il semble avoir fait le plus dur. Lorsqu’il sert pour le titre, il sauve une balle de break grâce à un bris de cordage de son adversaire avant de s’offrir une balle de match. 15 coups de raquette plus tard, et alors qu’il prenait l’ascendant dans l’échange, Guillermo Coria envoie un revers long de ligne qui vient mourir, pour quelques millimètres, dans le couloir. Il aura touché son rêve du bout des doigts. Deux points plus tard, c’est un coup droit légèrement dévissé qui s’en ira hors des limites du terrain pour quelques centimètres de plus. Sa chance est passée, et Gaudio le sait bien.
Impérial dans les minutes qui suivent, ce dernier refait son retard, passe devant au score et prend de nouveau le service de son compatriote pour s’imposer (8-6, 67 minutes) sur un revers croisé gagnant. Il aura donc fallu plus de 3 heures 30 pour séparer les deux Argentins au terme d’un match au scénario improbable. Si ce coup d’éclat restera sans lendemain pour le lauréat, il nous aura cependant appris quelque chose de fondamental sur le tennis, c’est qu’il ne faut rien lâcher tant que l’on n’a pas serré la main de son adversaire au filet. Aussi technique soit-il, le tennis est surtout un sport mental.
Merci pour la leçon Gaston.