Habituellement, le mois de mars est le point de départ d’un sprint aussi intense qu’interminable qui doit mener les joueurs d’Indian Wells, en Californie, à Wimbledon, au Royaume-Uni. Cette année, il a bien été un point de départ, mais pour une période complètement surréaliste qui a plongé le tennis (et tous les autres sports) dans la plus grande incertitude. A la barre de l’accusé, voici le Covid-19, tout droit venu de Chine. Trublion microscopique, conséquences dantesques. L’année 2020 avait déjà mal débuté avec un Open d’Australie sous tension en raison des ravages immenses causés par les feux de forêt en Australie. Les trois quarts de la saison sont désormais remis en cause à cause d’un virus.

Il reste encore de l’espoir pour que le circuit reprenne le chemin des courts cet été, avec l’US Open en ligne de mire. Mais en moins de quatre semaines, le combo Indian Wells-Miami est passé à la trappe, Roland-Garros s’est exilé à l’automne et Wimbledon a disparu du calendrier. Une bombe ultime qui résume à elle seule la gravité d’une situation digne d’une guerre. Une guerre sanitaire. L’annulation du plus prestigieux tournoi de tennis au monde est la dernière réplique majeure d’un séisme sans précédent qui secoue le monde du sport. Depuis la Seconde Guerre mondiale, c’est tout simplement la première fois qu’un tournoi du Grand Chelem est annulé.

WIMBLEDON ET ROLAND-GARROS, DESTINS CROISÉS

Dans son malheur, Wimbledon n’est pas le plus à plaindre. En effet, et allez savoir pourquoi, les organisateurs du tournoi anglais avaient souscrit il y a quelques années une assurance annulation comprenant une clause spéciale «pandémie». S’agit-il là d’une parfaite illustration du fameux flegme britannique… Si cette police d’assurance s’élève à sept chiffres selon le Daily Mail, elle vaut son pesant d’or dans cette période délicate et va permettre à Wimbledon d’amortir les conséquences financières de l’annulation d’un tournoi qui rapporte chaque année environ 250 millions de livres sterling, soit plus de 280 millions d’euros. Et si une attaque terroriste ou le décès de la reine Elisabeth II venait à se produire un jour pendant Wimbledon, le tournoi est également assuré. Les organisateurs ont tout prévu…

On ne peut pas forcément en dire autant pour Roland-Garros et de la FFT, qui s’est mise quasiment tout le petit monde de la balle jaune à dos en décidant de reporter de façon unilatérale le Grand Chelem français à l’automne (20 septembre-4 octobre). En optant pour un tel choix, Bernard Giudicelli, le patron du tennis français, s’est constitué un paquet d’ennemis, à l’image du joueur canadien Vasek Pospisil, le «syndicaliste» du circuit, et de Dirk Hordorff, le vice-président de la Fédération allemande. Ce dernier n’y est pas allé avec le dos de la cuillère pour dénoncer l’attitude du président de la FFT. «Ce qu’a fait le président Bernard Giudicelli, c’est dégueulasse. Pour le tennis, pour la France», a déclaré Dirk Hordorff dans les colonnes de L’Équipe. Et d’ajouter : «Je suis certain qu’il a paniqué parce qu’il y a des élections qui approchent.» Ce n’est pas faux, dans la mesure où la prochaine élection du président de la FFT doit se tenir en février 2021.

A la décharge de Bernard Giudicelli, Roland-Garros contribue largement à faire vivre le tennis français. Julien Boutter, le directeur du tournoi de Metz, impacté directement car situé sur les nouvelles dates du tournoi du Grand Chelem français, a d’ailleurs tout de suite défendu cette thèse. «Il faut prendre ça avec philosophie : le tennis a plus à perdre de ne pas avoir un Roland-Garros que de ne pas avoir un Moselle Open», a-t-il déclaré dans un entretien accordé à L’Équipe. C’est vrai dans la mesure où chaque édition de Roland-Garros permet d’injecter près de 260 millions d’euros dans les caisses de la FFT. Une telle perte sèche n’est donc pas envisagée par Bernard Giudicelli, d’autant plus que Roland-Garros doit afficher cette année son plus beau visage avec un toit sur le court Philippe-Chatrier et des éclairages installés sur quatre courts. Si cela peut s’entendre, c’est la manière qui interroge…

Reporter Roland-Garros, l’un des tournois du Grand Chelem, qui sont les quatre piliers de l’histoire du tennis, personne ne s’en plaindra. En revanche, repousser la quinzaine parisienne sans consulter personne ou presque, c’est contestable. Et cela ne va redorer le blason du président de la FFT, dont l’image est déjà fortement entachée puisqu’il est l’un des principaux instigateurs de la réforme de la Coupe Davis. Dans ce contexte, Roland-Garros et la FFT cristallisent les tensions d’une planète tennis qui n’avait vraiment pas besoin d’un psychodrame supplémentaire dans cette situation inédite engendrée par la crise du coronavirus.

LE TENNIS PLONGÉ DANS UNE (TROP) LONGUE CRISE DE GOUVERNANCE 

Depuis la fin du XXème siècle, qui a vu l’émergence des circuits WTA et ATP, le tennis mondial est confronté à une crise de gouvernance qui n’a fait que s’aggraver au fil du temps. Entre des joueurs qui veulent un pouvoir de décision décuplé dans le fonctionnement du circuit et gagner davantage d’argent, et des instances dirigeantes qui se tirent dans les pattes, le tennis n’est pas aussi cadré que des sports comme le football et le basket. Dans ce contexte, le prize-money des tournois s’est envolé, contribuant à créer un circuit à deux vitesses, où le Top 100 peut vivre confortablement tandis que les autres joueurs luttent pour vivre de leur métier. Une situation encore plus vraie avec la suspension du circuit à cause du Covid-19, qui pourrait avoir raison de la carrière de nombreux joueurs.

L’apparition d’exhibitions grassement rémunérées n’a pas arrangé les choses, surtout avec la création de la Laver Cup qui est désormais quasiment indéboulonnable. Et pour cause, cette «Ryder Cup» tennistique est portée par un certain Roger Federer, légende vivante du tennis. Et c’est bien là tout le problème… Les méga-stars du tennis que sont Federer, Nadal et Djokovic ont une aura qui dépasse largement leur sport, et ce dernier en pâtit lourdement. Car c’est un fait, le tennis est aujourd’hui victime de ses stars. Ultra-dépendant de celles-ci, le tennis n’arrive pas à reprendre le dessus, quand d’autres sports ont pris leurs précautions pour survivre à Michael Jordan ou Diego Maradona. Or le tennis panique à l’idée de voir les idoles Federer et Nadal partir à la retraite… Du coup, pas question de les irriter, sous peine de voir l’affluence dans les stades et les télévisions s’effondrer.

Ajoutez à ce cocktail bien explosif des tournois du Grand Chelem qui n’en font qu’à leur tête, et vous vous retrouvez avec un mélange imbuvable. Pour s’en rendre compte, il suffit simplement de jeter un œil aux règles des quatre Majeurs. Aujourd’hui, aucun n’applique des règles communes dans les sets décisifs. A part Roland-Garros qui garde un cinquième set «classique» (2 jeux d’écart), les autres ont opté pour un format plus court. Officiellement pour que les joueurs puissent conserver leurs chances intactes après une longue bataille et que les spectateurs ne ressortent pas épuisés après un match de plus de 6h30 (Anderson-Isner à Wimbledon en 2018). Officieusement pour raccourcir les matches et rendre le tennis plus attractif. Les Millennials aiment les formats courts ? Alors pourquoi pas dénaturer le tennis pour leur plaire ?

Bref, vous l’aurez compris, la petite balle jaune ne tourne pas rond. Alors quand la FFT reporte son tournoi du Grand Chelem tout seul dans son coin sans consulter l’ATP, qui songerait à priver Roland-Garros de points pour se venger, ni la Laver Cup de Federer, qui a pour l’instant maintenu ses dates sur le même créneau que le Grand Chelem français, cela engendre une situation aussi absurde que surréaliste. «Si on est intelligent, tout le monde peut en sortir grandi et limiter la casse», déclarait Julien Boutter après le report de Roland-Garros. C’est mal embarqué… On attendait l’heure de l’union sacrée, elle n’est toujours pas venue.

ANNÉE NOIRE, SAISON BLANCHE ?

Pour l’instant, des trois tournois du Grand Chelem restants de la saison, Wimbledon et l’US Open sont les plus dignes. Les organisateurs du premier ont eu le courage de l’annuler, ce qui permettra d’éviter de rassembler au même endroit des personnes (joueurs, staff, public, ramasseurs de balles…) venant des quatre coins du globe alors que la pandémie sera au mieux endiguée mais pas terminée, tandis que la Fédération américaine (USTA) a maintenu l’US Open aux dates prévues (31 août-13 septembre) et surtout mis à disposition des autorités américaines le site de Flushing Meadows pour accueillir un hôpital de campagne. Et si le passage en force de la FFT pour repositionner Roland-Garros dans le calendrier n’a pas plu à nombre d’acteurs de la petite balle jaune, n’oublions pas tout de même que la Fédération a mis à disposition de l’AP-HP (Assistance Publique – Hôpitaux de Paris) son Centre national d’entraînement (CNE), situé Porte Molitor à Paris, pour accueillir des malades du Covid-19, en voie de guérison mais encore contagieux.

Car avant de parler de tennis ou de toute autre sport en ce moment, c’est la santé qui prévaut. La pandémie qui frappe actuellement de plein fouet l’Europe et les États-Unis a touché plus d’un million de personnes, dont plus de 60 000 n’ont pas survécu au coronavirus. Et si l’épidémie est désormais jugulée en Chine, le pic est en passe d’être atteint en Italie, en Espagne et en France, les trois pays les plus touchés en Europe, tandis que le Royaume-Uni et les États-Unis ne sont qu’au début d’une vague qui s’annonce hélas particulièrement meurtrière.

«PAS DE VACCIN = PAS DE TENNIS»

Dans ces conditions, difficile d’imaginer un retour des tournois de tennis avant cet été. Et encore… Wimbledon étant désormais officiellement annulé, l’ATP et la WTA ont annoncé cette semaine que leurs circuits respectifs étaient suspendus jusqu’au 13 juillet. Aux oubliettes la tournée américaine de mars, la saison printanière sur terre battue et la saison sur herbe. Pas de passage non plus par le Japon au cœur de l’été, entre juillet et août, puisque les Jeux Olympiques de Tokyo ont été reportés à l’année prochaine.

De prime abord, cela ressemble à une aubaine pour ajouter un maximum de tournois au calendrier. Dans les faits, il semble bien illusoire d’imaginer une reprise du tennis professionnel en juillet, dans la mesure où la caravane du tennis mondial s’exporte chaque semaine aux quatre coins du monde, avec des milliers de personnes (joueurs, staff, entourage, public…) de toutes les nationalités. Et au vu de la situation actuelle, voyager est pour l’instant la pire des choses à faire. Avec la fermeture de nombreuses frontières, le trafic aérien connaît un coup d’arrêt sans précédent. Et les pays touchés par l’épidémie vont logiquement s’assurer qu’il n’y ait plus aucun risque sur leur territoire avant d’envisager d’autoriser à nouveau des milliards de personnes à voyager dans le monde entier. Une situation qui pourrait ainsi s’étaler sur de longs mois et de facto menacer fortement l’US Open et Roland-Garros, soit les deux derniers piliers d’une saison qui n’aurait alors plus beaucoup de sens.

Dans ce contexte, les voix se font de plus en plus nombreuses pour réclamer l’annulation du reste de la saison, déjà amputée d’un tiers de ses tournois. Si certains joueurs, à l’image de Benoît Paire ou de Nicolas Mahut, veulent reprendre leur raquette dès que possible, même pour jouer seulement un mois, d’autres acteurs du tennis estiment que reprendre la saison serait une hérésie compte tenu du danger que représente le Covid-19. C’est notamment le cas d’Amélie Mauresmo qui a un avis très tranché sur la question. «Je crois qu’on va devoir tirer un trait sur la saison 2020 de tennis. Circuit international = des joueurs et joueuses de toutes nationalités, plus les encadrements, les spectateurs et les personnes venant des quatre coins du monde qui font vivre ces événements. Pas de vaccin = pas de tennis», a déclaré l’ex-championne française, qui entraîne désormais Lucas Pouille. Ça a au moins le mérité d’être clair, à défaut d’être optimiste.

L’ESPOIR D’UNE SOLIDARITÉ INTERNATIONALE À TOUS LES ÉTAGES DU TENNIS MONDIAL

A l’heure où la planète tennis semble toujours aussi divisée sur bien des aspects, les contours d’une unité internationale commencent tout de même à émerger. Roger Federer a fait un don d’un million de francs suisses (un million de dollars, 943 000 euros) pour venir en aide aux familles les plus défavorisées en Suisse, Novak Djokovic a lui aussi fait un don d’un million d’euros à la Serbie pour l’achat de respirateurs et d’autres équipements sanitaires et Rafael Nadal a lancé un appel aux dons en exhortant les sportifs espagnols à s’unir pour récolter 11 millions d’euros en faveur de la Croix-Rouge.

Pour venir en aide au monde du tennis, la Fédération britannique de tennis (LTA) a montré la voie en annonçant une enveloppe de 20 millions de livres sterling (environ 22,6 millions d’euros) pour soutenir ses clubs, entraîneurs et salariés, ainsi que les joueurs professionnels aux classements modestes, qui se retrouvent dans une situation délicate dans cette période d’inactivité forcée. L’ATP, la WTA et l’ITF seraient bien inspirés de suivre l’exemple britannique pour épauler les joueurs mal classés, dont les revenus ont été réduits à néant du jour au lendemain avec l’angoissante perspective de voir leur carrière ne pas survivre à l’année 2020. Une pétition dans ce sens a d’ailleurs été lancée par la Géorgienne Sofia Shapatava, 375ème au classement WTA.

La fascinante course aux tournois du Grand Chelem entre Federer (20), Nadal (19) et Djokovic (17) attendra. L’essentiel est ailleurs en ce moment. Si les joueurs, les tournois du Grand Chelem et les instances dirigeantes pouvaient s’assoir autour d’une table (virtuelle sur Skype pour respecter la distanciation sociale évidemment) pour soutenir les plus modestes (joueurs et tournois), ce serait un petit pas pour le circuit, un grand pas pour le tennis. Après des décennies de divergences, cette crise est peut-être l’occasion de poser les bases du futur du tennis mondial.